Les neiges d’antan
Il est énorme cet homme, il est puissant ce Kane. Il est le modèle du peuple américain, il est le “self made man”. Bon citoyen, excellent même, puis qu’il est une puissance financière à lui seul. Il possède tout, accumule tout, achète tout, même les personnes. Il est partout, dans tous les domaines, la presse, l’industrie, l’art, presque ubiquitaire. Il est comme un Dieu vivant, dans son temple Xanadu, Il fait la gloire de son pays, et comme ce pays c’est l’Amérique, il règne sur le monde.
Il est un Titan, presque Dieu. Or, être presque Dieu, c’est ne pas l’être du tout. Sous les atours de la liberté ce ne sont que finitude et faiblesse. Mais nous ne le savons qu’à la fin du film car nous étions dupes et pensions assister à la victoire terrible et glorieuse de l’humain. C’était mal connaître Welles.
Il est énorme cet homme, trop puissant pour nous, on déteste Kane tout en l’admirant et puis… on finit par l’aimer. Et on regrette de ne pas l’avoir aimé plus tôt mais c’est parce que sa fragilité ne nous est donnée qu’à la fin. On aime souvent trop tard. Avec la dernière image de Kane on comprend tout, on comprend et on ressent tout ce qu’on avait toujours su. Il n’y a pas de puissance sur les choses tant qu’il n’y en a pas sur le temps. Pensons à Prométhée que la lumière n’empêcha pas d’être dévoré par l’expérience du temps, autrement dit d’éprouver ce qu’on nomme l’angoisse. Le feu ne nous fait pas échapper à l’ombre. Kane est sur son lit, il vit mais il est déjà mort, blanc et beau comme un gisant. Dans la main côté coeur il tient un objet simple comme on peut en trouver dans les boutiques de souvenirs, une petite boule en verre qui contient un paysage enneigé… Et comme lui se souvient de son enfance, on se rappelle les premières images du film. Il jouait avec sa luge dans la neige, quand un homme, à qui ses parents trop pauvres pour le prendre en charge le confient vient le chercher. Kane pleura, si fort qu’il n’aurait plus jamais de larmes, L’enfant savait ce que l’adulte oublierait, que la jeunesse, la mère, le foyer sont précieux, fragiles et éphémères comme un Rose bud, Il savait qu’on ne perd rien à moitié, qu’on ne perd qu’à jamais. La main qui lançait des boules de neige tient à présent une pâle imitation de cette neige sous un globe. Les neiges de l’enfance ont fondu et ce qu’elles ont perdu de froideur, c’est la main qui l’aura bientôt gagné. Il aura fallu une vie entjère à Kane pour réapprendre ce qu’il comprenait d’instant au départ. Une sorte de mouvement dialectique de la conscience qui se sera confrontée au monde en le transformant, pour apprendre que ce dernier n’est rien puisque la temporalité est tout. Avec l’accumulation interminable d’images multiples évoquant la vie trop publique de Kane, Welles sait nous ennuyer et nous montrer que derrière toute agitation est préservé ce qu’il y a de plus intime, la conscience du vain désir d’éternité,
Mais il était une unique pensée
Un seul songe effrayant (…)
Qui couvrait les esprits des ombres de l’effroi (…)
C’était la mort (…)
Novalis, Hymnes à la nuit
Citizen Kane d’Orson Welles
A quoi renvoient donc les mots Bouton de rose, prononcés par Charles Foster Kane sur son lit de mort, mots qui semblent si peu cor respondre à limage dun homme qui ne fut préoccupé que par le pouvoir ? Voilà ce qu’un journaliste va tenter d’élucider en interrogeant divers témoins. Il n’obtiendra que des bribes et la vérité lui échappera. En effet ce journaliste, biographe occasionnel, s’arrête à où tout ne tait que commencer, a l’anecdote. Aucun fait, “aucun mot ne peut expliquer une vie d’homme” comme dit un des personnages. Ce qu’il faut c’est trouver le fil sous-jacent autour duquel s’enroulent les actions qui le cachent et le révèlent à la fois. Ce que nous dit Welles c’est que la raison des actes d’un homme n’est jamais anecdotique. Par là même, le film de Welles touche à l’universel, devient une oeuvre essentielle et trouve un écho dans le coeur des hommes de tous temps. Le film de Welles est à ranger au nombre des grandes en-quêtes aux côtés de celles de Dante, de Chrétien de Troyes, ou encore du Platon de l’Apologie de Socrate.
Orson Welles
Réalisateur, acteur américain(1915-1985). Principaux films Citizen Kane (1940), La Splendeur des Amberson (1942), La Dame de Shangai (1947) Mac Beth (1947), Othello (1952), La Soif du Mal(1957), Le Procès (1962).
Serge CINTRAT
Né en 1968
Habite à Vannes
Violoniste