Kaléidoscope

著者が日々の生活でふと想う事をつれづれなるままに書き記すエッセイです。

L’HERITAGE

2002/10/10 (Thu) 04:41 | Kaléidoscope, Le Pont

PROLOGUE

Le temps est une notion très abstraite pour l’homme qui le fuit, le dépasse ou cherche à le devancer. Ce temps élastique est pourtant la seule contrainte existentielle qui plane au-dessus des rêves de chacun. Chaque seconde est un héritage, mais un héritage constitué de dons, de dettes. Il est nécessaire de ne jamais présumer de ses forces face au sablier de la vie. Chacun forge sa vie, chacun la subit cependant. Le but est de puiser ses ressources chez l’autre, de lui en offrir et de réaliser que l’homme, seul, n’est rien sinon l’écho de lui-même. Alors que l’homme qui vit avec son temps, sans précipitation ni hésitation, trouve l’harmonie et offre un sens à son existence. Finalement, le temps est le co-locataire de toute personne…

L’HERITAGE

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Il s’était levé le même, ce matin-là, et pourtant il avait déjà pris sa grande décision. Dans l’armoire embaumée à l’antimite, il avait sorti avec précaution son costume de mariage. L’ensemble, composé de trois pièces en lin gris, avait maintenant quarante-trois ans. Quarante ans avec sa Jeanne, et encore trois autres seul avec sa peine qui lui opprimait le coeur. Alors vint un jour où, le coeur comme un poids lourd, il avait renoncé à se battre. Devant ce néant d’être, il était descendu de sa vie d’avant. Dans une nouvellle atmosphère, sans présent ni avenir, il prit donc sa tenue la plus distinguée, l’enfila sans craindre les rhumatismes qui lui déchiraient le dos, et il se dirigea vers la commode. Chaque tiroir contenait un morceau de sa vie. Premier tiroir : les photographies de Jeanne. Second tiroir : les factures. Troisième tiroir : les papiers du notaire. C’était le tiroir le plus près du sol, près de la terre, celui qu’on ouvrait quand on approchait de la tombe. A l’intérieur gisaient les formulaires informels de l’huissier : certificat de mariage, les papiers d’acquisition de la maison, le livret de famille, l’acte de décès de Jeanne. Il saisit le livret de famille. Ils avaient eu trois enfants : Paul avait nargué un camion de trop près, il n’avait pas eu le dessus et était passé sous ses roues. Marie quant à elle s’était éprise d’un artiste peintre, renonçant à la fortune pour flirter avec le hasard du marché artistique. Leurs revenues étaient tortueux, l’argent partait plus qu’il ne venait, mais son mari la considérait comme une déesse. Cela l’emportait sur tout. Elle avait beau connaître les faiblesses alcooliques de son époux, la folie amoureuse l’avait emporté. Et c’était une bonne chose aux yeux de son père. Enfin, il restait Charles. Pourri jusqu’au trognon par son enfance. Il faut dire que son existence avait mal débuté : prématuré, ses parents s’étaient mis en tête de combler les trois mois extra-utérins par des cadeaux somptueux. Sa vie était depuis inscrite sur son visage : coeur de pierre avec un visage impassible à la misère du monde. Seuls les chiffres empilés sur des comptes avaient de l’importance. Il avait le portrait fonctionnel des jeunes cadres dynamiques qui dévorent la vie sans se soucier des existences qui la constituent. Huissier de son état, il salivait de plaisir en éclatant les serrures des victimes financières, se réjouissait à l’idée de s’emparer de quelques trésors fabuleux d’un passé noyé sous les dettes. De son père, il ne se souciait guère : Marie s’en chargeait très bien pour deux.

Dans sa maison de pierre en plein virage, le père contempla la cité. Le quartier baignait dans une atmosphère semblable à celle du quartier latin. Le livret de famille était moite, trop longtemps tenu dans cette main calleuse. Encore une fois, comme pour se persuader qu’il y avait mieux à faire, il jeta un coup d’oeil sur les relevés bancaires. Malgré une cataracte en bout de piste, le résultat était bien là, implacable, reflet d’un esprit sans remords.

Le compte longtemps partagé et alimenté par le couple amoureux, ce compte dont Charles avait la procuration, ce compte était déficitaire. Les sommes débitées ronflaient de zéro, gonflaient le total débiteur au maximum. Le père n’avait jamais eu une bonne image de son fils, mais l’âge et le temps avaient accentué ce doute. L’éducation de Charles avait été une immense méprise. Trop d’ambition avait conduit à une avidité constante de s’enrichir. Charles les avait donc bel et bien plumés ! Le coeur élimé du vieux se serra mais il était décidé à ne pas abandonner ses rêves de père, lui qui avait une si belle idée des mômes. La voracité de son fils n’avait plus de limites : il en était venu à ruiner ses parents, à sucer la moelle de ses procréateurs. Soit. Le fils voulait de l’argent, il puisait dans l’héritage, il allait être servi. Les piaillements des oiseaux s’harmonisèrent tandis que le père sortit son fusil. Un regard glissa encore sur la photographie encadrée de Jeanne. Il ne lui restait rien, le temps l’avait pressé, son fils l’avait réduit à être misérable. Il avait maintenant rendez-vous avec sa fleur, sa femme, sa flamme. Noyé dans un océan de vague à l’âme, le père puisa une dernière force pour bouger son doigt. Lestée sur la gâchette, la phalange usée se pressa. S’enchaîna un bruit de détonation qui concurrença le chant des oiseaux, dehors, dans le pommier du jadin. Le fusil glissa à terre. Un filet d’existence perdue coula sur la moquette virginale.

Mais les rêves d’empires se réduisent vite en poussière. Il y avait eu confusion, tout au moins dans l’esprit de Charles. Le pardon n’était pas garanti et il n’aurait tenu qu’à Charles de se faire pardonner avant la mort de son père. Pourtant, à présent il était là, rivé sur son siège, glacé d’effroi. Avant d’entrer dans le cabinet notarial, il avait savouré ce goût de numéraire dont il allait bientôt profiter. Lui qui avait si bien englouti l’argent de son père n’allait, hélas, se contenter que des épluchures. Remords vivant, il était désormais paralysé, borné à ressasser les paroles du notaire. Envolé le rêve d’héritage immense. Dans sa petite tête poussait l’effroi. Son portefeuille criait à tue-tête dans la poche intérieure du veston. Il fallut un certain temps à Charles pour réaliser qu’il n’aurait rien de ce qu’il attendait. Pourtant, son père exemplaire ne l’avait pas laissé sans rien. Le legs offert ne pouvait être plus juste. La succession resterait légendaire. Charles ne pouvait plus refuser. En acceptant l’ouverture du testament, il acceptait tacitement les dettes, et le reste.

Ce reste à dimension humaine pesait bien plus lourd que les éventuelles dettes. Blême, livide, la sueur perlant aux commissures des lèvres, Charles était noyé dans l’horreur du testament. Sur son crâne, les cheveux commençaient déjà à blanchir. Lorsqu’il parvint sur le boulevard, son coeur commença à s’agiter. C’étaient donc cela les douleurs pectorales dont souffraient les vieux ! Sa poitrine se soulevait avec difficulté. En se passant la main sur le visage, il se rendit compte qu’elles avaient commencé à se flétrir. La peau avait noirci, de petites tâches de vieillesse en parsemaient le dos. Les veines saillaient, d’un bleu d’ecchymose. Mais il ne s’agissait point là d’une illusion d’optique. Il crut percevoir sa vie future en trompe l’oeil. Il retrouva l’existence de son père. La lucidité lui sauta au visage comme un coup de poing. C’était pourtant l’ultime cadeau de son paternel. Un héritage génétique. Un véritable don de soi. Charles venait d’hériter du patrimoine santé de son père. Un si beau cadeau : coeur fané, frisson des années derrière soi, existence à l’argus. Le papier glacé lui glissa des mains.

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“Je soussigné Marcel Hay, sain de corps et d’esprit, fais don de mon existence à mon fils Charles Hay. L’héritage implique l’acceptation de mon vécu physiologique et de mon pacemaker. Charles deviendra ainsi l’ombre de moi-même. En ce jour du …”

Le formulaire s’envola dans l’eau du caniveau. Pas à pas, Charles sentit son dos se plier. Il se sentait maintenant bien las. Il avait l’impression de s’être fait avoir. Pourtant, quoi de plus beau que l’amour d’un père ? Son coeur cogna encore. Rien ne servait de maudire. L’argent n’avait plus d’importance désormais. Il pleuvait dans sa tête. Il allait devenir fou, mais avant, il allait vieillir encore au train d’enfer des malades. Homme en solitude auréolé d’or, il venait de perdre l’ultime bataille : ses comptes en banques qui débordaient n’auraient pu le sauver. Sa cupidité l’avait perdu.

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Haud Plaquette
Née en 1971.
Habite à Bercenay-en-Othe(10).
Professeur de lettres, écrivain.