Kaléidoscope

著者が日々の生活でふと想う事をつれづれなるままに書き記すエッセイです。

La relation à la nature au japon, Regard sur des hommes et des arts

2001/09/05 (Wed) 03:26 | Kaléidoscope, Le Pont

Idées reçues

Quand j’entendais parler du Japon étant petite, j’imaginais un pays noyé dans les brouillards de pollution. Les citadins obligés de s’oxygéner avec des masques, des pêcheurs déformés par le mercure, des paysans défendant leurs rizières contre promoteurs et agents du gouvernement… Bref, le Japon était une catastrophe écologique matérialisée ! Par ailleurs, je savais aussi pour l’avoir étudié avec passion à l’école, que ce pays abritait des jardins un peu spéciaux que des jardiniers dessinaient et entretenaient savamment, qu’il y avait d’habiles calligraphes qui traçaient des paysages très “zen”, que les maisons étaient de bois et de papier, que les montagnes crachaient, le sol tremblait et que les ruraux vivaient les pieds dans l’eau.

Et puis un jour, j’y suis allée – pas pour vérifier si ces rumeurs étaient fondées – j’y suis simplement arrivée un jour d’hiver, avec chaussures fourrées et épais manteau… (On m’avait dit qu’il y faisait froid, que la neige formait des murs de 2 mètres de part et d’autre des routes, que…). Je venais pour confronter mon existence avec un art qui m’a conduit près du sol : la danse.
Mon premier contact avec le sol japonais a été douloureux pour mes pieds. Je dansais avec une Compagnie de danseurs contemporains, et notre entraînement martial se pratiquait dès 8h du matin, nus pieds sur le plancher de notre salle de bois, à – 5C, au milieu d’une banlieue de Tokyo. Oui, il faisait froid. Pour dormir, je me suis posée au sol, sur la paille des tatami. Je me souviens que mon maître, un danseur de Butho, parlait de la mémoire de ses pieds nus, chaussés de geta, sur le chemin caillouteux et enneigé de l’école de son enfance, dans la région de Akita … J’ai beaucoup appréhendé le Japon par son sol.

lepont2-marielle rick-1

La nature en ville

La nature était en ville, présente autour de moi. La vie était rythmée par les saisons : les marchands ambulants vendaient les légumes des jardins. Chaque pas menait à la sensation d’être à la campagne – en pleine ville – ruelles sinueuses, jardinets, rizières microscopiques, pentes escarpées bordées de roches à vif où s’accrochaient des arbres tortueux, rivières dont le lit était si large que la liberté et l’espace s’y engouffraient sauvagement. L’éclosion du printemps y était palpable, visible. J’ai senti la fièvre monter, à l’attente de la floraison des cerisiers. J’ai visité les azalées, puis les iris, j’ai pesté contre les pluies du “tsuyu” (saison des pluies), saison si poisseuse que tout dans le grand placard de la maison devenait vert de moisissures. J’ai fondu sous la chaleur moite de l’été quasi tropical de la mégalopole, cherchant le souffle de vent qui ferait tinter la clochette accrochée à l’ombre de la fenêtre. J’ai guetté les typhons espérant secrètement l’inondation du siècle et l’envolée de mon toit. J’ai été attentive aux caprices du sol qui massait le dos au cœur de la nuit comme j’ai tremblé avec mes amis japonais qui descendaient les sculptures des étagères de l’atelier au milieu du repas et me recommandaient, blêmes, de rester assise. Nous attendions alors que les chocs de la terre sur les fondations des maisons cessent.
Et puis la douceur des plumets des susuki, le flamboiement des érables, la lumière dorée de l’arrivée de l’hiver, de nouveau là, et son froid sec et lumineux.

J’avais la certitude que tout le Japon était suspendu aux manifestations des saisons. Tout autour de moi contribuait à ramener la conscience aux saisons et au sentiment d’appartenance à une terre forte, omniprésente.
Augustin Berque a signalé cela : “La nature peut s’exprimer dans le langage de laculture, et la nature sauvage devenir nature construite” (*1).
Une amie japonaise, Mayumi, m’a expliqué, pour accompagner cette pensée de Berque, que la notion de nature au Japon se confondait avec celle de saisons. Au nombre de 4 et bien distinctes, leurs variations naturelles, d’après elle, représentent et conditionnent le cœur des japonais, leur manière de penser. La vie quotidienne s’organise autour d’elles. Le respect traditionnel des changements saisonniers accompagne et rythme la vie sociale, les conventions, les relations et touche chaque individu au plus profond de son être. Voici donc bien la culture japonaise liée irrémédiablement à son climat, donc à sa nature géographique.

lepont2-marielle rick-2

Nature-culture

La culture japonaise s’est, au fil des âges, peu à peu tissée avec sa nature. Le langage invoque/évoque à chaque saison, chaque aspect particulier et remarquable, ne manque pas de mentionner, même en parlant du quotidien le rapport de l’individu socialisé avec la nature. Au printemps, tel événement est annoncé et commenté : l’avancée du front de la floraison des cerisiers, telle pluie menaçant les fleurs fragiles (il existe plus de 30 mots différents pour nommer les différentes qualités des pluies), et les hommes se préparent à fêter les cerisiers (regarder les fleurs : hanami) en groupe. On y mange et l’on y boit, on y chante et compose des poèmes (haïku) où figure immanquablement un terme de saison. (De nombreux recueils regroupent les thèmes saisonniers utilisés pour la composition de poèmes). On y arborait, lorsque les kimono étaient encore répandus, la couleur et le dessin de la saison. Et ainsi à chaque saison, les manifestations de l’attachement populaire aux liens traditionnels avec la nature s’égrènent sans qu’aucune communauté ne songe un instant à s’y soustraire, comme nul ne penserait en son pouvoir d’éviter de recevoir sur la tête la pluie dispensatrice de bienfaits.
Les événements liés aux rythmes de la nature ponctuent ainsi chaque année, chaque époque, de la vie d’un individu, de la vie d’un groupe social. Les vœux, les cadeaux, les salutations d’usage, le bonus, les relations de voisinage… tout est porteur de cet attachement à l’évocation de la nature.

Le sentiment des Japonais vis-à-vis de la nature m’est difficile à définir en quelques mots. Cependant une notion qui me paraît intéressante à aborder est celle de “wabi sabi”. Certains traduisent ce terme par l’incomplétude (fukanzensei), d’autre l’associent à un sentiment traditionnel proche de la nostalgie (hazukashii), et qui peut servir à décrire l’impression produite par une trace du temps ou du hasard sur les objets. Ce serait un sentiment infiniment doux et profond, qui donne la sensation d’approcher du subtil ou de l’invisible marqué sur les choses. L’homme n’y étant pas le sujet principal, la place serait laissée à une vacuité où le “moi” du créateur humain ne s’affiche plus. On est proche du divin. Alors qu’on est simplement devant une roche choisie, posée dans le cours d’un ruisseau de graviers ratissés, ou face à une plante en plein éclat naturel, peut-être même juste un vieux mur patiné par le temps.
Il est écrit à propos d’un type de femme présente dans les romans de Tanizaki Junichiro : “Elle séduit par son tempérament d’esthète, en inspirant une certaine mélancolie à l’idée qu’elle est inéluctablement condamnée à disparaître avec tout ce qui faisait le charme d’un art de vivre millénaire” (*2) Cela me rapproche du sens que je sens pouvoir donner au terme de wabi sabi. être séduit par l’impermanence ou l’imperfection charmante des choses.

On peut ainsi expliquer le respect de la vieillesse par le charme de ce qui va disparaître, de ce qui est porteur du sens caché des choses. Ainsi en est-il aussi du respect des aînés, des ancêtres et des morts, du respect des “sempaï” (arrivés avant soi), puis respect des “Trésors vivant” détenteurs des arts ancestraux, et des hommes qui ont précédé sur le chemin.
C’est assez confucianiste, finalement. Mais ce confucianisme se marie assez bien avec cette certitude qu’ont certains Japonais que les ancêtres restent attachés à leur terre, qu’ils peuvent se “diviniser” et appartenir au panthéon multiple des divinités shinto.
“Le véritable sanctuaire shinto est la nature.”(*3) La religion shinto est basée sur la matérialisation de la divinité dans les éléments de la nature. La déesse Amaterasu fondatrice mythique du Japon est le soleil ; l’empereur lui-même en était encore le descendant jusqu’à ce que Hiro Hito déclare qu’il n’en était plus ainsi. Les prêtres ou les initié(e)s peuvent entrer en contact avec les dieux (kami) et par oracle donner des instructions pour la vie personnelle et publique.(*4) Les kami sont des entités qui gouvernent les forces de la nature. Les plus importants sont connectés avec la production de la nourriture : l’eau, la fertilité, les saisons, ou sont en rapport avec des montagnes, rocs, sources, arbres…

Les paysages naturels et sauvages, avec leurs variétés de verts et de textures étonnantes, sont reproduits dans les jardins. L’homme ne séjourne pas dans la nature, difficile d’accès ou domaine des dieux, mais il la remodèle à sa mesure. Ainsi les jardins sont-ils une évocation métaphorique de la nature brute : montagne, cascade, végétation, mer, île, que l’homme a mis ainsi à la portée de ses contemplations, conceptions et créations mentales ou spirituelles.
Il y a quelques jardins que j’affectionne particulièrement. Le Saihôji (Kokedera) pour l’aspect si doux et fin de son sol. Le Ryôanji, au petit matin (lorsque les cars de touristes japonais ne sont pas encore en train de faire la queue pour entrer dans le parking), car le soleil est encore bas, donnant ainsi à la matière du mur d’enceinte toutes ses nuances. J’aime m’y recueillir, imaginer la vie des moines dans un tel environnement. Je suis touchée par la simplicité du Hôkokuji à Kamakura, petit temple zen où l’on traverse un bosquet de bambou pour aller savourer un thé devant une petite cascade. Il y a encore le Nanzenji, Daigôji, Tôfukuji…
La nature influence le sentiment et la pensée de l’homme et l’homme crée et mène la nature vers l’état d’œuvre d’art subtile. C’est ainsi que la notion de culture rejoint celle de nature. “Pour toucher au naturel, il convient de dépasser le stade du sauvage”.(*5)
Le jardin est une œuvre d’art à part entière, à la fois plastique, végétale et spirituelle. C’est peut-être là que l’homme synthétise le mieux son lien avec la nature.

lepont2-marielle rick-3

L’art

Un disciple apprend l’art de son maître par imitation, répétition jusqu’à ce que son naturel personnel soit dépassé, sublimé par l’art du geste lui-même. Alors il peut être reconnu comme un artiste. Son geste devient naturel. Il est à même de dépasser en qualité le geste de son maître. Encore : “Pour toucher au naturel, il convient de dépasser le stade du sauvage”.
Le geste du peintre dessinant une montagne et un pin accroché à sa pente doit toucher au sublime, immédiatement. L’encre n’accepte aucune retouche. C’est encore la nature qui est représentée. La ligne d’un bouquet, la symbolique du geste du maître de thé, c’est encore la nature évoquée. Le décor d’un tissu ou d’une boîte laquée, les armoiries d’une famille ancienne, l’emblème d’une industrie florissante sont inspirés de thèmes végétaux.
Les danses traditionnelles, les pièces de Nô ou de Kabuki sont inspirées d’événements historiques ou mythiques où l’évocation de la nature est omniprésente en tant que décor évolutif, porteurs de symboles clairs aux yeux du public.
La littérature elle-même en est inséparable. Les haïku en sont l’étendard. Chaque poème évoque un sentiment lié aux saisons. L’écrit personnel lui-même en est inspiré. Il est impensable de commencer une lettre sans évoquer un événement saisonnier comme la couleur du ciel ou la fraîcheur de l’air, sans s’inquiéter de menus souci qu’aucun peut ressentir à propos d’ennuis épisodiques dus au temps.
L’homme japonais, en inventant sa culture, s’est appliquée à maîtriser le comportement, le geste, la parole, le sentiment, comme si, ne pouvant maîtriser la nature elle-même, il était nécessaire de marquer son environnement d’une autre manière : de s’y imposer par des codes, des règles pour dompter la sauvagerie intériorisée. Cette sauvagerie-ci est maîtrisable. N’y a-t-il pas ainsi un glissement opéré entre l’intérieur et l’extérieur ? Ce qui m’a frappé à ce propos, à l’époque où je suis arrivée à Tokyo (1983), c’était l’apparente absence de limite entre l’intime et le public. Les bains étaient publics, lieux de rencontre et de communication, les maisons ouvertes et sans serrures. Les vélos et les motos à peine attachés – il n’y avait que les vélos qui disparaissaient, seule possibilité de vol potentiel. La manière de se comporter dans la rue des personnes du voisinage me paraissaient si confiante et bon enfant, que j’en ai gardé l’impression de gens reliés organiquement.
Furusato (pays natal ou foyer) est aussi pour moi un terme important. C’est l’évocation de cette notion de racines enfoncées dans le sol, d’arborescence de la relation qui ramène à la terre d’origine et à la famille, au feu de la cuisine maternelle. Cette appartenance s’effilochant, j’ai la sensation que le cœur des Japonais peut se perdre, c’est-à-dire perdre la relation à sa culture.

Excès

Pour expliquer les excès de la croissance économique des années 60-70 dans des termes ayant trait à notre sujet, j’aimerais parler encore du climat et de la générosité de la nature du Japon. C’est un pays d’extrêmes : froid polaire et neige profonde accompagnés de touffeur tropicale, typhons et tremblements de terre, mousson, eau abondante et sécheresse d’hiver, mer et montagne.
L’homme y a de tout temps vécu la nécessité d’être en harmonie avec cette nature forte : s’y soumettre en acceptant sa loi et nager dans le courant pour avoir la possibilité d’agir. C’est ainsi que réceptivité et activité sont considérées comme des qualités japonaises.
La nature au Japon est généreuse comme une mère indulgente, puissante assez pour recouvrir et réparer les excès ou méfaits de l’homme. La “Haute Croissance” économique des années précitées a été si rapide que l’homme n’a pas vu venir les conséquences de cette manière traditionnelle de considérer la nature. Le paysage a été massacré, les règles écologiques bafouées.
Berque suggère que la puissance économique ait été abordée comme un courant supplémentaire apparemment positif qu’il était naturel de suivre. Dans Asahi Shinbun du 13 avril 1970, on a pu lire : “Peut-être bien, au fond que le Japon a été trop généreusement doté par la nature. Nous nous en sommes prévalus pour la martyriser. Mais nous n’en avons plus le droit. La nature du Japon, et avec elle sa compassion, est en effet à bout”.(*6) Le mot shizen, utilisé pour parler de la nature veut également signifier : ce qui va de soi. Or, il allait de soi que l’obtention de la richesse et du bien-être que le Japon pouvait retirer de l’appropriation de nouvelles technologies ne pouvait pas être remise en question.
Ceci tant que les habitants n’en signalent eux-mêmes les conséquences désastreuses que l’on connaît. Il a fallu près de 20 ans aux autorités pour reconnaître et indemniser les victimes du mercure de Minamata. L’entreprise, elle, continue à prospérer.

lepont2-marielle rick-4

Pour finir

Le sujet de la relation des Japonais avec la nature, leur terre (ou leur mère) est juste esquissé dans cet essai.
Pour finir, le refuge qu’ils ont trouvé dans le respect des traditions les rassure peut-être face à leur environnement difficile. Ces traditions les mènent vers la conscience du lien à la nature.
Si je conserve cette idée que cette nature est mère, nourricière, indulgente, ou impitoyable, et que je considère le peu d’impact de courants intellectuels ou thérapeutiques liées à la psychanalyse, j’ai envie de dire que ce lien particulier, manifesté à travers tous les âges de l’individu, toutes les couches sociales et toutes les activités, est leur moyen d’organiser leur inconscient. Le Japonais est organiquement relié aux autres.
Je me souviens de la remarque que me fit le chorégraphe de la compagnie dont je faisais partie, à son retour d’un voyage en Europe. Il était seul dans l’avion, alors qu’habituellement il voyageait accompagné d’amis ou relations, quand un inconnu l’a reconnu et est venu lui parler. Il m’a avoué avoir été un instant paniqué, car personne n’était là sur qui il puisse poser son regard et recevoir un assentiment à ce qu’il répondait à l’inconnu. J’ai d’abord souri intérieurement me disant que ce grand gaillard avait son “talon d’Achille” : avoir ainsi besoin du regard de l’autre pour savoir qui l’on était m’apparaissait étonnement enfantin. Puis, plus tard, j’ai compris qu’ici, un individu sans son contexte n’a pas d’existence, comme une cellule sans son tissus cellulaire n’a pas de raison d’être.
être relié lui permet de se situer dans sa globalité et lui donne son identité. Il se relie donc à son origine, à son groupe, à son île….

1 In : Augustin Berque Le sauvage et l’artifice – Gallimard – 1985 – p : 16
2 Introduction à la version française de l’éloge de l’ombre de Tanizaki – d’Etranges Pays – Traduit par René Sieffert
3 V. Elisseeff
4 Cf Anne Bouchy – Les oracles de Shirataka Ed Philippe Piquier 1992
5 Miyakawa(…shizen ni megumare sugita.
Sore ni amaete … Nihon no shizen wa, sono ninjô to tomo ni, arehateyô to shite iru.)
6 Augustin Berque : Le sauvage et l’artifice – Gallimard 1986 – p : 209

Marielle Rick
A séjourné 3 ans à Tokyo
Enseigne le Yoga
Artiste plasticienne
(photo , peinture…)
Habite à Paris – Ménilmontant