Le Pont

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LES LAVEUSES

2002/10/10 (Thu) 01:00 | Kaléidoscope, Le Pont

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Le lendemain de Noël, le matin du 26 décembre 1999, une tornade d’une rare violence allait balayer la France, ne faisant heureusement que relativement peu de victimes mais anéantissant de ses bourasques à 150 km à l’heure, forêts et arbres plus que centenaires, détériorant toitures et maisons, réduisant en poussiè;re les derniè;res granges de nos campagnes, et privant d’électricité pendant de longues journées voire des semaines nos villages meurtris.

“Noël au balcon, Pâques au tison” dit le dicton. Une telle douceur n’augurait rien de bon pour l’avenir. L’avenir commencerait le lendemain mais personne ne le savait. Nous étions en famille comme chaque Noël, bercés par les rires joyeux des retrouvailles de nos enfants et petits enfants ; entre la dinde et la bûche traditionnelle, à l’heure où l’on savoure encore un peu plus le plasir d’être ensemble, le tonnerre se mit soudain à gronder. Les guirlandes s’éteignirent. Chacun leva la tête vers le lustre.

La foudre n’était certainement pas tombée loin. Aprè;s quelques instants de surprise, il m’a suffit de descendre au sous-sol pour rétablir l’électricité. Cette électricité qui nous était devenue aussi indispensable, aussi naturelle que l’air que nous respirions. Il suffisait pourtant qu’elle nous fasse défaut un seul instant pour comprendre que, dans notre monde moderne, tout dépendait d’elle. Sans elle, pas de lumiè;re, pas de chauffage, pas de frigo, pas de cuisine, pas de lave-vaisselle, pas d’eau, pas de télé et pas de lave-linge. L’électricité et le lave-linge qui avaient libéré la femme, qui avaient fait pour elle plus que le droit de vote ou la contraception… Le lave-linge allait dans quelques heures recevoir les nappes, les serviettes maculées de notre festin. Il suffirait d’appuyer sur son bouton “Marche” pour qu’il fasse son travail… à moins que : Ma petite fille de huit ans m’observait depuis un moment.

“A quoi tu penses, papy ?”
“Oh, à rien… si, je pensais à ton arriè;re grand-mè;re qui descendait laver son linge au lavoir de la Barbuise.”
“Le lavoir, c’était quoi, papy ?”
“Le lavoir, c’était… attends avant je vais te raconter, si tu veux comment on faisait la lessive il y a cinquante ans et aussi mes souvenirs des laveuses.”

St Etienne-sous-Barbuise Novembre 2001

LES LAVEUSES

Avant de se rendre à l’étable soigner les bêtes, les hommes de la maison avaient été embauchés pour mettre la lourde lessiveuse sur la cuisiniè;re.

Les gros draps de coton avaient trempé toute la nuit, ils bouillaient maintenant à n’en plus finir. Le champignon remontait l’eau de lessive et de cristaux par le dessus dans un bruit de gargouille, le couvercle du gros récipient de tôle se dandinait de temps en temps laissant échapper son bouillon brun qui éclaboussait dans un chuintement rigolo la plaque de fonte surchauffée. Devenues opaques, les vitres de la fe-nêtre ruisselaient de buée.

Dans le four de la cuisiniè;re cuisaient une terrine et une tarte aux pommes, mais l’odeur douceâtre et un peu âcre de la lessive emplissait la cuisine. L’été, elle se faisait dehors, sur le fourneau, l’hiver “on allait tout de même pas chauffer les courants d’air” pendant qu’il y avait du feu à la maison disait ma mè;re.

Aprè;s manger, vous n’oublierez pas de me descendre la lessiveuse.

Le jour de la lessive était le seul jour où j’entendais ma mè;re donner des ordres.

La brouette m’attendait avec son lourd fardeau : j’avais douze ans et étais fier de montrer que j’étais en train de devenir un homme.

Il fallait maintenir l’équilibre, ça me tirait dans les bras, j’arrivais tout de même à pousser, sans encombre, le chargement jusqu’au lavoir.

Ma mè;re et la voisine qui venait l’aider me suivaient, portant les boîtes, les brosses et les savons.

On avait remonté la planche, l’eau était haute dans la Barbuise en ce début de février 1951.

Les grosses pluies avaient cessé, et depuis le début de la nouvelle lune, le froid semblait vouloir s’installer, les berges de la riviè;re commençaient à prendre et de grands “sucres d’orge” de glace pendaient du toit du lavoir.

La lessiveuse placée entre elles, les laveuses, les manches relevées puisaient dans la lessive encore fumante le linge dégoulinant pour l’étaler sur la planche.

Agenouillées, pliées en deux, elles savonnaient, brossaient à tour de bras, pressant, donnant de grands coups de battoir, savonnant, brossant encore. Enfin se penchant en avant pour rincer dans l’eau claire elles jettaient le grand drap blanc qui se gonflait d’air avant de retomber en claquant dans l’eau glacée les laveuses empoignaient chacune un coin du drap, le remontaient de l’eau et telle une grosse corde le tordaient pour l’essorer.

Les mains et les avant-bras rougis par le froid, les pieds glacés malgré les grosses chausettes de laine et les sabots de bois, elles se relevaient parfois pour se dégourdir en se tenant les reins et en tapant des pieds pour faire circuler le sang.

Retroussant un peu leur tablier, elles frottaient les genoux. Ils me faisaient penser, leurs pauvres genoux, à de grosses pommes rouges ratatinées, dessus se dessinaient les stries de la paille d’avoine qui garnissait les boîtes.

“Dis donc, gam’in” – La voix de la voisine me fit sursauter. “Au lieu de regarder mes genoux avec des yeux de merlans frits, remonte donc le panier de linge avant qu’il ne gè;le.”

“Tu diras à ta soeur de l’étendre dans le grenier” poursuivit ma mè;re “Et puis en revenant apporte-nous donc un peu de jus, ça ne sera pas du luxe avec ce froid de canard.”

Pour les femmes, c’était jour de lessive.
Ce jeudi d’hiver, j’ai pris conscience qu’aprè;s tout c’était pas si mal d’être un garçon.

James GIRARDOT
Né en 1939.
Retraité, agriculteur.
Habite à St Etienne-sous-Barbuise.