Le chemin de mon village natal
« Ame furu furusato wa hadashi de aruku »
« La pluie tombe, village natal où je marche pieds nus »
Poème de Santôka Taneda
Longtemps, j’ai souhaité faire l’expérience de ce poème.
En juin 1945, nous avons quitté le quartier de Nishijin à Kyôto et sommes partis en exode à la campagne, dans la région de Tamba. J’étais à l’époque en deuxième année de l’école publique élémentaire. A Hakubaichô, proche du sanctuaire de Kitano Tenmangû où est célébré Michizane Sugawara, se trouve l’embranchement la route de Shûzan menant à la préfecture de Fukui. Le lieu-dit Shûzan, situé au centre de la commune de Kitakuwada, dans la préfecture de Kyôto, se trouve à environ 30 kilomètres de là. Le trajet prenait près de deux heures sur cette route à lacets par l’autocar de la compagnie Shôei (actuellement JR).
Pour parvenir au village de Utsu, destination de notre exode, il fallait encore passer le col de Umagase par un chemin détourné. Une heure était nécessaire pour parcourir pied pour ces derniers 4 kilomètres de pente raide. Le village longe la rivière Ooi à proximité du cours principal de la rivière Yodo, laquelle se jette dans la baie d’Osaka: c’était une petite agglomération d’à peine deux cent fermes disséminées çà et là. J’ai finalement passé dans cet endroit les sept années qui ont suivi la guerre. Entouré de tous côtés par des montagnes, le village de Utsu, mosaïque de petits champs, n’était, je pense, pas très différent du village évoqué par Santôka. Le chemin vicinal était si étroit que les camions qui y passaient de temps en temps ne pouvaient s’y croiser. Par dessus le marché, c’était alors un chemin de graviers aux fortes aspérités. Toutefois, le village de Utsu devint pour moi, qui avais passé les sept premières années de ma vie dans le quartier animé de Nishijin, mon second village natal.
Une cinquantaine d’années se sont écoulées et le village a depuis été absorbé par la ville de Kyôto : même son nom a changé en « arrondissement de Keihoku », et le chemin vicinal d’autrefois a été promu au rang de route nationale. Cette route a été élargie et entièrement revêtue de macadam. Il est aujourd’hui beaucoup plus facile d’y marcher que sur le chemin couvert de cailloux. Mais j’ai l’impression qu’il serait un peu embarrassant de marcher pieds nus sur une route asphaltée. Ce serait considéré comme étrange, même s’il pleuvait tant et plus. Ainsi, mon désir a-t-il fini par devoir se contenter d’être une sensation.
La réunion des anciens élèves de l’école élémentaire de Utsu s’est tenue un dimanche de la fin du mois de mai. Notre ancien professeur, Takao Katsuyama, est déjà entré dans le crépuscule de son existence : il va vers ses 75 ans, très proche de la cérémonie traditionnelle du 77e anniversaire. Les élèves auxquels il avait dispensé ses cours de sixième année avaient prévu de profiter de cette rencontre pour célébrer cette longévité.
Notre professeur avait pris ses fonctions en 1947, et à ses débuts, il avait été responsable des quatrième année dont je faisait partie. Par la suite, il avait enseigné pendant huit ans aux sixième année. Les élèves de cette première promotion ont déjà aujourd’hui 68 ans. Et ceux la dernière, ayant quitté l’école en 1956, ont même eux atteint le mitan de la cinquantaine. Malheureusement, notre école a fermé ses portes en 1999.
Cette réunion des anciens élèves, qui rassemblait, toutes ces promotions peut se qualifier par la diversité. Pour nous d’ailleurs, élèves de la promotion de 1949, la dernière réunion remontait à plus de dix ans. Il paraît que certaines promotions n’avaient même pas organisé une seule réunion. Les élèves du professeur Katsuyama représentent en tout 140 personnes. Son épouse, le professeur Ayano Katsuyama, était quant à elle responsable des première année, et il était prévu d’inviter le couple.
Est-ce parce que la saison des pluies approchait, toujours est-il que la pluie qui tombait sans discontinuer depuis trois jours s’arrêta, mais au matin du dimanche, de petites ondées revinrent. Une excellente occasion se présentait de réaliser mon plus cher désir, marcher pieds nus sur la route de mon village natal. Grâce au tunnel maintenant ouvert, il ne faut guère plus d’une heure avec l’autocar JR pour parvenir au col de Kasa, sur la route de Shûzan. Norie, un camarade de classe, et moi-même, avions profité de la voiture personnelle de Kawamoto, un autre de nos condisciples.
La route asphaltée est extrêmement agréable. Après avoir dépassé le second col, celui de Kurio, la bretelle de contournement partant de Hosono, en deçà de Shûzan, et passant par Utsu a été achevée. Autrefois, ce parcours prenait trois heures en autocar et à pied, mais maintenant nous arrivons en une heure. Après Shûzan, on ne passe plus de col de Umagase ; la pluie est arrivée sans qu’on s’en aperçoive. Bien évidemment, j’ai raté l’occasion de marcher pieds nus. En outre, si le voyage est devenu très pratique, on ne voit pratiquement plus forme humaine allant sur cette route.
Dans le temps, je faisait chemin vers l’école élémentaire chaussé de sandales de paille (zôri). Les sandales que l’on portait pour la première fois exhalaient une bonne odeur de paille alors que la rosée du matin s’élevait paisiblement. Les paysans fabriquaient les sandales le soir à la maison. Mais chez nous qui n’étions pas paysans, nous en recevions du voisinage. Une chute de tissu rouge était tressée à l’attache (hanao) de celles des jeunes filles. Comme les sandales s’usent d’abord sur leur côté extérieur, nous inversions les pieds droit et gauche sur le chemin du retour de l’école. Lorsqu’il pleuvait, nous les ôtions et marchions en les laissant pendre à notre taille.
Les graviers coupants du chemin me blessaient la plante des pieds. Mais malgré cela, tout mon corps pouvait ressentir le toucher des petits cailloux et de la terre se propageant dans tout mon corps à partir de ce point. De l’eau de pluie s’accumulait dans des cavités de part et d’autre du chemin où des araignées d’eau (mais d’où pouvaient-elles bien venir ?) nageaient. Il arrivait aussi qu’une grenouille à taches noires montre sa tête. Nous faisions et refaisions des espiègleries, et les jours de pluie, nous mettions plus de temps que d’habitude pour rentrer à la maison. Sur les bords du chemin, toutes sortes d’herbes folles se piquaient de fleurs au gré des saisons. Le chemin vicinal de cette époque débordait de toute une faune et flore ; il jour était vivant après jour.
70 personnes ont participé à la réunion des anciens élèves, ce qui est un chiffre élevé. Nous avons pris une photo souvenir dans la cour de récréation de notre école. Les bâtiments en bois ont été remplacés par des constructions en béton. Seule la pendule électrique visible sur la façade égrène inutilement le temps. Le grand cerisier qui était au coin du terrain de sports a déjà été abattu et il n’en reste même plus une trace.
Au moment où notre rencontre s’achevait, le village était tout simplement vivant. Mais alors que les alentours de la salle de réunion étaient animés, absolument personne n’allait sur la route. Le vieux village était devenu beaucoup plus silencieux qu’autrefois. Le chemin, devenu un si belle route, n’était-il pas mort sous l’asphalte ? Je ne marcherai sans doute plus jamais pieds nus sur la route de mon village natal…
Michio Ueno
Né en 1938 à Kyôto, dans le quartier de Nishijin. Parti en exode à Tamba pendant la guerre et y est resté sept ans. Diplômé de droit à l’université de Ritsumeikan (Kyoto). Employé de la société Takashimaya. Depuis 15 ans, directeur d’une société de gestion des ressources humaines. Actuellement, employé par KCG Career, société de gestion des ressources humaines du groupe Kyoto Computer Gakuin / Kyoto College of Graduate Studies for Informatics