La passion des visages
Aprés ” L’aventure “, le nouveau numéro de Pont est placé sous le signe du goût. Qui dit goût dit préférence ou attirance, au sens propre du terme, pour un aliment, pour un vin, et au sens plus large, pour une activité, un sport, un art. Je m’en vais donc vous parler de mes goûts, ou plutôt de mon goût, que dis-je, de mon attirance, de ma passion… pour les visages.
J’ai toujours aimé dessiner. J’étais de ce type de gamins qui griffonnent partout et à tout bout de champ, dans les marges des dictionnaires, sur les nappes de papier des tables de restaurant, et sur les tables tout court, bien sûr. Absorbés par leur œuvre, et qui éructent un ” Quoi ? ” ahuri quand on les tire de leur rêverie en leur étant le crayon des mains.
À l’âge de l’adolescence, premières rencontres picturales, premiers coups de cœur : pour un chevalier inconnu du Greco, pour les portraits du Fayoum, pour les autoportraits que Rembrandt réalisa à l’hiver de sa vie, et pour cet autre autoportrait, celui que Dürer peignit à treize ans (nous avions le même âge, et le vertige me prenait à contempler ce visage vieux de quatre cent cinquante ans et pourtant immortellement jeune). Mon goût pour les visages se trouvait désormais justifié par le grand art de ces maîtres. Leurs tableaux étaient ressemblants, bien sûr. Mais surtout, ils étaient parvenus à me faire entrer dans la vie intérieure de leurs modèles. Je m’étais en somme, à mon insu, forgé un univers personnel, et voici que ces grands hommes me disaient tous : Continue !
Et j’ai continué, en créant des visages dessinés d’imagination, sans rechercher la ressemblance, parfois inspirés des passants croisés dans la rue ou dans le métro, lorsqu’à quelques métres, leur regard n’est plus qu’un point ; parfois tirés de je ne sais où, d’un quelque chose tapi au fond de moi – que les psychanalystes, j’en suis convaincu, se délecteraient à rebaptiser ça.
Ce sont toujours des dessins ou des peintures exécutés rapidement, de petit format, ce qui me permet, du moins je le suppose, de mieux traduire l’expression brute, immédiate, presque passionnelle que j’entretiens avec mon sujet. Ne me demandez pas pourquoi je commence toujours par les yeux..
Je tente à chaque nouvelle œuvre de comprendre le mystére du visage rencontré ou entraperçu, et de restituer les passions qui l’animent, me rapprochant, m’assurent mes proches, des peintres expressionnistes allemands des années vingt.
J’ai poursuivi ces recherches sur plusieurs décennies, en utilisant des techniques diverses : encres, gouache, huile. Au fil des années, mes œuvres sont devenues en quelque sorte un journal intime, reflétant mes états d’âme, mes expériences heureuses ou malheureuses, traduisant en même temps ma vision de l’humanité. Vision plutôt pessimiste dans les années cinquante et soixante. Je peignais alors des visages, ou plus exactement des ” têtes ” graves, à la souffrance visible, d’un trait intense, agressif. Le noir supplantait la couleur.
Plus tard, avec plus de sérénité, la couleur a repris sa place, mais les visages restent encore énigmatiques, interrogatifs, leurs yeux se posent toujours ailleurs, vers l’horizon ou quelque terre promise. Ou alors ils nous regardent, ils nous scrutent et semblent nous interpeller sur le sens de la vie, de la leur, de la nôtre.
Philippe Nérou
Peintre
Né en 1930
Expositions à Paris et à l’étranger
Vit et travaille à Saint-Maur-des-Fossés (Val de Marne)